L’Hiquantristesse [Verset 8.2]

Madame. Attendez-moi. Nous allons nous marier. Il fera beau. Nous mangerons des spaghettis. Nous nous mettrons au parfum. Nous irons dans la salle de bain. Et nous écrirons une histoire. Elle commencera par :

« Il était une fois …« 

Oui.
Elle commencera comme ça.

Il était une fois un petit garçon qui aimait les ballons.
Chaque mercredi, il grattait au fond du sac de maman.
Il y trouvait toujours un rouble ou deux pour acheter son ballon bleu.

« Bonjour Eugène ! Vois ! Je t’ai gardé ton ballon ! Ton joli ballon bleu ! »
 – Oh merci m’sieur Ernest ! Merci ! »

Et, généralement, Eugène versait deux larmes avec ses roubles. Une pour avoir chipé dans le sac de maman, l’autre parce qu’il voyait bien, Eugène, la garce de maladie qui rongeait Ernest, son marchand de ballons préféré.
Il l’aimait tant son Ernest que, lorsque Jacqueline lui demanda ce qu’il voudrait faire plus tard, il lui répondit fièrement :

« Marchand de ballons bleus, m’man ! »

Mais m’man lui rétorqua que ce n’était pas un métier, qu’il avait encore bien des choses à comprendre, comme la courbe du chômage et celle de l’inflation divisée par le prix du pétrole que multiplie le kilo de pommes de terre et celui de betteraves et que tiens !  Ça par exemple ! Je croyais pourtant avoir dix roubles et je n’en trouve que huit ! Et qu’ingénieur ou informaticien, ça ce sont de beaux métiers et qu’il serait temps d’aller se coucher, qu’il se fait tard, que demain, y’a école, des bisoux mon chéri, fait de beaux rêves, maman t’adore.

Et voilà que la porte grince à demi.

Maman t’adore, mais maman sort, Eugène. Elle va traquer les bonhommes. Soupeser leurs bourses. Sucer leur sang.
Vomir.
Maman t’adore, mais maman sort.
Pour baiser.
Baiser encore et toujours. Se faire retourner comme une crêpe, humiliée, obéissant au doigt et à l’oeil au gland anonyme, aux ballons bleus, de honte trop longtemps retenue.
Maman t’adore, mais maman est une pute qui se respecte, qui donne son corps à la science des caresses.
A quoi ça sert de vivre, mon Eugène, si on ne peut plus baiser et se faire baiser ?

Mon enfant.
Mon tendre et délicieux enfant.

Tu comprendras, un jour.
Que tu sois marchand de ballons, ingénieur, informaticien, antiquaire ou antipathique, rien ne vaut la luxure. Le plaisir.
Et peu m’importe d’aller en Enfer, je prendrai le maximum, mais au moins, j’aurai profité de mon passage terrestre. 

J’en aurai pris des queues dans le fion.
J’en aurai happé des chairs dégoulinantes.
J’en aurai entendu des insultes.
Des « Putain de ta mère ! ».
J’en aurai violé des règles, des us et des coutumes.

Adieu, mon village.
Adieu ma campagne, l’odeur du fumier.
Elle ne vaut pas ceux qui me labourent chaque nuit dans une chambre d’hôtel.
Les coups que je prenais, le dimanche après la messe, je les ai transformés.
J’ai gagné !
Je fais jouir.
Je me fais reluire.
Je brille comme un soleil.
Je ne me couche jamais.
Sexe offert au monde entier, je me fais tirer comme une ambulance par une armée de lapins égoïstes, puérils, belles machines, sombres crétins, que j’achève le matin venu, dague à la main.
Ce monde me donne envie de baiser.
Je n’ai plus envie de faire l’Amour. Ça, c’est juste bon pour la première fois. Quand on doit faire attention. Quand on est peureux. Mort de pudeur. Et de fatigue, de brimades.

Nous ne devrions jamais sortir de l’enfance. 
Dors, mon ange. 

Maman pleure. A genoux. A quatre pattes. A plat ventre ou sur le dos.
Maman pleure dans toutes les positions.
Maman est une poupée fantastique.
Les hommes ne connaissent pas leur bonheur.
Alors maman leur déride l’appareil à sou. Puisqu’ils ne pensent qu’à ça, aux sous.
Maman est une salope, puisqu’ils le disent.
Maman leur donne ce qu’ils attendent, mais maman est une salope !
Tu comprends ça toi, Eugène ?

Confondre les salauds et les bienfaiteurs est la maladie de notre temps.

Il n’y a plus de repères.
Nous sommes perdus.
Peut-être, un jour viendra où nous referons l’Amour comme la première fois. Et ce sera grâce à toi, Eugène ! Parce que je t’aurai nourri aux croissants. Parce tu voles dans mon sac à main pour prolonger tes rêves. Tu les habilles du bleu de mes yeux, tu les traînes au bout d’une ficelle, et tu fais s’envoler maman en criant :

« Sois heureuse ! »

Et, si un jour tu te demandes comment je peux savoir tout ça, c’est parce que je suis ta maman, et qu’une maman sait toujours tout, par définition.
Il y a les enfants et les marchands de ballons.
Toi, tu resteras un enfant.

Allez, réveille-toi ! 

Ne me regarde pas ainsi. Ne fais pas attention à moi. A cette tâche, brune, qui mange, bouffe le dos de ma main.
Pense plutôt à tes conjugaisons.
A l’imparfait du subjonctif.
Au passé simple qui se complique quand la mémoire se brouille.
Au futur du conditionnel que les impératifs rendent incertain.
Au présent qui t’attend, qui se désespère de l’indifférence des adultes.
Au plus-que-parfait que Dieu nous a laissé pour nous rendre malheureux.
Au participe passé qui ne reviendra plus.

Il faut apprendre à parler, Eugène.
C’est vital !

Il faut savoir exprimer ses doutes.
Conjuguer ses désirs.
Rien ne sert d’écrire, il faut parler à point.
Écrire, c’est bon pour les lâches.
Si tu ne sais pas parler, tu seras malheureux.
Puisque l’on nous a donné la parole, cultivons-là.
Les mots, c’est comme des fleurs que viennent butiner des anges affamés de miel.
Il faut aimer les mots pour soulager ceux des autres. Ils peuvent faire tomber bien des murs. Et quand tous, ils seront tombés, alors, la guerre civile, le carnage, seront  morts et incinérés. Nous pourrons, enfin, commencer à vivre.
En attendant, Eugène, mon enfant, mon fils, porte la bonne parole, ne la déçois pas, honore-là, et donne-lui, chaque mercredi, le ballon bleu des tes amours confuses.

Est-ce par lâcheté, Madame, que je continue cette histoire ?
Toujours est-il qu’un autre mercredi, Ernest ne vint pas.

« Je suppose que tu es Eugène. Le petit garçon au ballon bleu. Tiens ! Regarde ! Je te l’ai gardé ! Prends-le. Mon père te l’offre. J’en suis sûre. »

Mais Eugène, déçu, ne prit pas le ballon mais ses jambes à son cou.
Comme le petit chat, Ernest avait la patte traînée, longtemps, le corps tremblotant ; son dernier souffle avait le goût du vin blanc.

Comment comprendre ? 

Comment ne pas aimer cette fille aux cheveux dasmes ?
Comment ne pas avoir envie de l’appeler Marie ?
La prendre pour femme et la trahir un vendredi.
Après l’école.
Après la messe.

Ne rien lui avouer. Juste la regarder. En silence.
Le regard hiquantriste.
Déjà.
Alors que l’on vient de fêter sa trentième année, que maman est morte d’avoir refait l’Amour comme la première fois, parce que cet homme lui rappelait son enfance, sa fatigue, ses brimades.

Comment ne pas se sentir orphelin de tout, de rien, face à la beauté, celle vertigineuse de cette femme qui dit que se donner entièrement à celui que l’on aime, sans concessions, sans attendre quoi que ce soit en retour, est une forme sublime du désespoir ?

Eugène se posera longtemps la question : combien sont-ils ?
Combien sont-ils, occis de n’avoir su parler au moment où il le fallait ?
De n’avoir su trouver les mots ?
Il en déduira que Jésus n’a certainement jamais existé. Que c’est une chimère de Dieu. Une idée de rêve qui ne nous conduit pas à l’Absolu, mais au Néant.
Le Néant étant, peut-être, l’étape abyssale et « tourmalesque » nous menant assurément à l’infiniment Grand.

« Qu’en penses-tu ? Marie ? Tu m’entends ? Qu’en penses-tu ? »
« Je pense que tu devrais dormir, Eugène. Tu es fatigué. Je le vois bien. Tu as peur. Tu ne sais toujours pas tes conjugaisons par coeur. Et tout ce dont tu te souviens, c’est que tu ne comprends rien. Ce n’est pas une manière de vivre. »
« C’est parce que je suis ingénieur en informatique que tu me dis tout cela ? »
« Non, mon ange…. »
« Alors pourquoi m’as-tu épousé ? »
« Parce que tu ne connais pas ton bonheur ! »

[L’Hiquantristesse, Été 1992 – Revu & Corrigé, Été 2008]

L’Hiquantristesse est une forme de désespérance coupable ou de culpabilité désespérante. Des espoirs viennent parfois, ou par dessus tout, rayer l’émeraude, mais le sang reste à quai. Il n’y a point de remède, point de vaccin. L’Hiquantristesse se nourrit du quotidien. Puis, vorace, elle se nourrit toute seule. Elle n’a besoin de personne. Elle a besoin de tout le monde. Elle a besoin d’Amour puis de Séparations, d’Amour et de Séparations, jusqu’à persuader son hôte de l’inutilité de sa condition. Hôte tentant alors de soulager ses maux par l’écriture, vaine écriture dans laquelle, il cherche un mot, le dernier ; Le dernier des mots Hiquants. 

 

 

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